Les campagnes de construction de l’ancien CER IBM La Gaude : l’adaptation de l’architecture aux exigences d’un programme, d’un site et à la forte expansion d’IBM.

 

L’ancien Centre d’Études et de Recherche IBM se localise au 903 route Métropolitaine 118 (route Saint-Laurent), dans la commune de La Gaude dans les Alpes-Maritimes. Il se situe sur un plateau à 300 m d’altitude et s’établit à 15 km de Nice, entre le littoral méditerranéen au sud, les derniers contreforts des Alpes au nord et la Vallée du Var à l’est.

De prime abord, le site est composé par trois corps de bâtiments. Le premier est en forme de double « Y », le second corps, en forme de « L », ferme sa limite au nord et à l’est et finalement le troisième édifice, en forme de « U » à l’est, le relie par une fine ligne. Les corps bâtis sont implantés sur la pente naturelle du terrain. Le premier bâtiment, le double « Y », est posé sur pilotis tout en haut du terrain ; le deuxième, accolé au premier est discrètement enterré dans la déclivité du terrain et est lié par une passerelle à l’édifice en « U » localisé en contrebas du site. Le bâtiment en « L » est le résultat complexe de deux phases d’expansion.

Le CER IBM La Gaude est le résultat de quatre phases de construction qui se sont succédées depuis son installation au début des années soixante jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Ce développement constructif – évolutif a été la solution aux exigences du programme de recherches qui a connu une forte expansion durant cette période.

Les bâtiments, bien que distincts, se rejoignent sur des points communs de leur conception, tels que l’horizontalité, l’utilisation du béton armé préfabriqué, l’écriture architecturale des façades, lesquelles se divisent en modules. Ces points de convergence s’expliquent par le fait qu’ils ont tous été conçus par un unique architecte : Marcel Breuer. Malgré le fait que la construction en « U » corresponde à une période post-mortem de l’architecte, il avait déjà été présenté à la société IBM et c’est le cabinet de Marcel Breuer and Associates (MBA) à Paris qui le réalise.

Les quatre campagnes d’édification correspondent chacune à la création d’un nouveau bâtiment sur le site :

  • Première campagne (B1) – 1960-1962
  • Deuxième campagne (B2) – 1967-1969
  • Troisième campagne (B3) – 1973-1976
  • Quatrième campagne (B4) – 1985-1987

 

Première campagne (B1) – 1960-1962

Le site choisi était un plateau en pente entouré de collines rocheuses et de villes médiévales, la municipalité a alors demandé à la société et à son architecte de respecter l’intégrité accidentée du terrain rocheux et de ne pas construire un édifice avec un aspect très commercial (en hauteur).

Le projet a été confié à Marcel Breuer et à son associé Robert F. Gatje, avec la collaboration les architectes niçois superviseurs Richard Laugier et son fils, Michel Laugier.

René Brocard exposait en 1963, dans la revue Techniques de travaux, la complexité à laquelle les architectes ont dû faire face :

« Dans un décor aussi grandiose, comment inscrire un ouvrage moderne important sans altérer l’harmonie ?

  • Édifier en longueur et non en hauteur […]
  • Ne pas couper le terrain horizontalement ni le niveler, mais en assurer la « fuite » sous une masse aussi allégée que possible[…]
  • Préserver l’aspect panoramique en affinant cette masse au maximum et en l’étirant dans plusieurs directions[…]»[1]

 

Il est possible de répondre à cette question après avoir vu le résultat du projet de Breuer sur La Gaude.

Initialement un plan en « Y » fut proposé sur la hauteur du plateau (fig. 28). Cette configuration du plan qu’il avait largement étudiée et même construite pour le projet de l’UNESCO, permettait d’étendre la superficie de l’édifice et de projeter seulement deux niveaux, tout en diminuant les parcours intérieurs. Ces deux niveaux étaient bâtis sur des pilotis afin de respecter le terrain. IBM a accepté le projet et a demandé à Breuer de lui soumettre une future extension.

Le chantier était déjà bien avancé, presque fini, quand l’architecte conseilla la construction du deuxième « Y » tout de suite, afin d’économiser les coûts de construction, car le béton préfabriqué était coulé sur site. Ainsi le bâtiment tel que nous le voyons aujourd’hui (fig. 32), se présente sous la forme de deux « Y » adossés, aux angles internes largement arrondis. A l’intersection des ailes se trouvent les circulations verticales, permettant de cette manière de diminuer les circulations intérieures. Le bâtiment, sur deux niveaux, est porté par des pilotis à l’exception de l’aile sud, qui comporte un rez-de-chaussée. Les piliers en forme de tridents (fig. 33) ont été appelés à l’époque « Tree Columns »[2] (« colonnes d’arbres »)[3].

La « façade moulée à facettes » (« The Faceted, Molded Façade ») répond à un besoin : elle permet de contrôler l’ensoleillement à l’intérieur diffusant une lumière indirecte dans les espaces. Cette solution est le fruit d’une recherche sur l’orientation et « la maitrise solaire » de Marcel Breuer, comme le souligne Miguel Angel Calvo[4].

Toutes les couleurs à l’extérieur ont été prises dans la palette du paysage environnant. Par exemple, pour fondre l’édifice dans le paysage de roches grises le choix se porta sur un béton armé brut de décoffrage, un ciment local fut utilisé.

 

Deuxième campagne (B2) – 1967-1969

L’accroissement du personnel est à l’origine de la construction de l’édifice B2, qui fut à nouveau confié à M. Breuer[5]. Les architectes missionnés ont été les mêmes que pour le premier bâtiment (B1) ainsi que Mario Jossa et Eric Cercler, associés de Breuer, installés à Paris. Le projet démarre en octobre 1967 et se termine en 1969[6]. IBM impose certaines conditions, telles que l’apparence extérieure de l’extension, et sa masse architecturale qui devaient être en harmonie avec le bâtiment principal et le site, tout en conservant une architecture simple et moderne[7]. Cela peut être expliqué par le souhait d’avoir une même écriture architecturale qui unifie les deux phases, mais sans que la nouvelle masse ne s’impose au bâtiment déjà construit (B1). La firme américaine demande aussi que l’édifice aie des possibilités d’extensions futures (fig. 47) et impose une trame de construction de 1.20 m[8].

La solution trouvée fut de s’implanter en contrebas du bâtiment construit (B1), cela afin de ne pas déranger sa vue panoramique (fig. 51, 52, 56 et 57). L’extension se localise au nord du terrain, et prend la forme d’un parallélépipède sur trois niveaux qui s’insère dans la pente : sa configuration et sa localisation lui permette de profiter d’une vue vers les montagnes. La toiture se confond avec le terrain (toiture paysagée végétalisée), le nouveau bâtiment étant ainsi très discret (fig.62). En parallèle, une future extension était envisagée en prolongeant vers l’est ce nouveau bâtiment (fig.55).

Il existe une liaison entre le B1 et le B2, il s’agit d’un espace de communication verticale liant tous les niveaux. Le pignon de l’aile nord du B1 a été transformé de façon à devenir l’espace de liaison entre les édifices (fig. 54).

 

Troisième campagne (B3) – 1973-1976

Cette campagne prévoit dans un premier temps la construction de deux bâtiments : B3 et B4. Néanmoins, en 1975 (durant le deuxième semestre), la société IBM donne l’instruction d’arrêter l’étude pour le B4, pour une durée indéterminée. Ainsi le B4, à cette époque, n’est resté que dans la phase d’avant-projet.

La description du B3, fait par M. Breuer, nous informe que trois facteurs ont principalement façonné la composition[9], à savoir :

 

  1. La configuration du terrain et des bâtiments existants ;
  2. Le double objectif du bâtiment : bureaux et laboratoires de recherche.
  3. Le désir du client d’avoir uniquement des bureaux avec des fenêtres sur l’extérieur.

 

Ces considérations ont eu comme résultat un prolongement du B2 vers l’est. Tout comme le B2, le B3 est implanté dans la pente naturelle du terrain afin de rester invisible depuis le B1 (fig.64 et 69). Cependant son plan est configuré différemment : le parallélépipède, plus étendu que le B2, est percé par un patio différenciant l’espace destiné aux bureaux (à l’est) de ceux des laboratoires (à l’ouest).  Cette cour est traversée par deux passerelles implantées à intervalles réguliers (fig.68). Cette composition permet de doter tous les bureaux d’un éclairage naturel, l’espace ayant été aménagé autour d’un couloir central qui permettait aux bureaux de part et d’autre d’ouvrir vers l’extérieur ou vers le patio.

Le bâtiment B3 est construit sur deux niveaux (R+1) qui correspondent aux deux niveaux supérieurs du B2 : il existe entre eux une connexion directe. Mais le B3 a aussi une communication directe avec le B1.

La circulation intérieure verticale est assurée par des escaliers qui se trouvent au droit des passerelles, mais aussi par quatre ascenseurs.

Nous reconnaissons la même palette de couleurs et matériaux utilisés ailleurs (B1 et B2). Les toitures et le patio sont végétalisés. Les façades sont en béton armé alors que les murs de soutènement, ainsi que certains autres sont en moellons de pierre locale (fig. 74).

Les halls d’entrée, les escaliers ainsi que d’autres zones communes ont été revêtus d’ardoises. Dans l’espace de liaison horizontale entre le B2 et le B3 les murs sont en béton texturé (fig. 75).

 

Quatrième campagne (B4) – 1985-1987, phase post-mortem de Breuer.

Après l’interruption pour une durée « indéfinie » du projet de B4 que Breuer avait commencé, il a fallu attendre 1987 pour voir le projet sortir enfin de terre, imaginé par l’ancienne agence de Breuer à Paris MBA[10].  

Le développement de la firme américaine et donc l’accroissement du nombre de salariés nécessita une nouvelle phase de construction afin de répondre aux besoins du site. Deux bâtiments furent ainsi construits : l’un linéaire en gradins et l’autre en « U » (fig.79), très proche de l’une des dernières esquisses de Breuer pour ce B4 (fig. 78). Ils ont voulu conserver le rationalisme des façades mais en y apportant une touche plus contemporaine, intégrant le carré comme figure géométrique, cette forme plastique étant adaptée à l’époque de construction (fig. 81).

Il existe une liaison entre le B3 et le B4 via une passerelle qui sort d’un accès situé au premier étage des deux bâtiments et traversant les deux ailes en retour du « U ».

 

Conclusion

Le B1 est un repère dans le site, dû à sa situation sur le plateau et à son architecture. De ce fait, B2 et B3 ont été discrètement semi-enterrés dans la déclivité naturelle du terrain. Sa position et son dessin (angles ouverts) lui offre aussi de large vues panoramique sur le paysage environnant et changeant. Cette configuration permet d’éviter les vis-à-vis, offre une lumière uniforme à l’intérieur tandis que son ensoleillement est contrôlé par la façade moulée à facettes créant un esthétique sculptural. Ainsi à travers la création d’une sculpture architectural fonctionnelle en béton armé (symbole de modernité)l’architecte Marcel Breuer répond fonctionnellement et esthétiquement au programme et à la requête d’afficher une image de modernité et progrès, demandés par la société d’informatique américaine IBM.

Le premier édifice en simple « Y » devait abriter 300 personnes, et jusqu’à la deuxième extension (B3) le nombre d’employés était de 1500 personnes avec le souhait de pouvoir accueillir jusqu’à 2500 personnes à terme. Cependant, la firme n’est pas allée au bout du projet, fermant le site de la Gaude en 2015 pour s’installer à Nice.

Le CER IBM La Gaude était et est une prouesse architecturale, de par son esthétique, sa fonctionnalité et de par son respect pour son environnement via l’utilisation des matériaux et  son intégration dans un site naturel exceptionnel. Tout ceux-ci en s’adaptant à la forte expansion qui a connu la société IBM.

L’Académie d’architecture a désigné Marcel Breuer comme récipiendaire de la médaille d’or en 1976 et le département de l’architecture du ministère de la Culture a désigné le Centre de recherche IBM de La Gaude comme un « exemple de l’architecture contemporaine en France »[11].  Le CER IBM La Gaude a été labellisé Patrimoine du XXe siècle, en novembre 2000. Il a été  inscrit Monument Historique partiellement en  septembre 2020, l’étude historique réalisée par Mosaïco Histórico  est intégrée au dossier de protection.

 

 Note : Lucia Campos a eu les droits de reproduction des images de la part de l’Université de Syracuse ainsi que des « Archives of American Art » pour l’étude historique, en décembre 2019.

[1]René Brocard, « Le Centre d’Études et de Recherche de la Société I.B.M. France à La Gaude, près de Nice », La technique des travaux, …, Paris, mars-avril 1963, p. 66-80

[2] Photographs of plans, series 8.11.9 IBM, Archives of American Art.

[3] Information repérée dans un modèle 3D du pilier, datant de l’époque. Photographs of plans, series 8.11.9 IBM, Archives of American Art.

[4] Op. cit., p. 388.

[5] Contract 1967, letter and contracts, Archives American of Art.

[6] D’après le contrat passé en 1967, idem.

[7] Extension de la Gaude, Devis Descriptif, Marcel Breuer Digital Archive, Syracuse University Library, p.15/56.

[8] Idem.

[9] Descriptive Text-B3, Marcel Breuer Digital …, op. cit.

[10] Marcel Breuer Associates. En 1977 Marcel Breuer prend sa retraite de l’agence d’architecture Marcel Breuer et Associates et à ce moment le cabinet devient Marcel Breuer Associates.

[11] Traduction personnelle de l’anglais au français. Lettre de Robert F. Gatje à Joseph Rorick, directeur du design et ingénierie d’IBM à NY, Marcel Breuer Digital Archive, …, op. cit.